Père Boris Bobrinskoy
Théologien laïc, professeur aux universités de Glasgow et de Salonique, Jean Zizioulas a été élu à l'épiscopat en juin dernier (Service Orthodoxe de Presse 111.4). Depuis plus de vingt ans l'évêque JEAN consacre sa vie et sa recherche à une théologie ontologique de l'Église telle qu'elle apparaît dans la célébration du mystère eucharistique et à partir de lui. On sait l'importance et l'actualité de ce sujet tant pour la vie interne de l'Orthodoxie que pour le dialogue théologique en vue de l'unité des chrétiens auquel le nouvel évêque participe d'ailleurs activement, notamment dans le cadre de "Foi et constitution" et de la Commission de dialogue catholique-orthodoxe. Le Service orthodoxe de presse a demandé au père Boris Bobrinskoy, professeur à l'Institut de théologie orthodoxe de Paris, de présenter les aspects les plus significatifs de la pensée ecclésiologique du nouvel évêque.
Depuis la publication de sa thèse de doctorat à l'université d'Athènes en 1965 sous le titre « L'unité de l'Église dans la divine Eucharistie et dans l'évêque aux trois premiers siècles » (en grec), Jean Zizioulas s'est imposé d'emblée au monde théologique chrétien par la vigueur et la rigueur de sa synthèse ecclésiologique, disciple du père Georges Florovsky, il a hérité de sa connaissance approfondie de la patristique grecque et non moins des résultats et fruits de la recherche théologique orthodoxe moderne.
Dans cette thèse (malheureusement non traduite) il cherche à déterminer la place de l'Eucharistie et de l'évêque dans le mystère de l'unité de l'Église. Tout en corrigeant certains aspects de la pensée du père Nicolas Afanassieff (voir son livre « L'Église du Saint-Esprit », Cerf, 1975), il développe pourtant les idées principales de son « ecclésiologie eucharistique ». L'Eucharistie est comprise non plus comme une des activités de la hiérarchie, mais comme le Sacrement de l'Église, l'actualisation du mystère du Christ total dans l'histoire, comme l'action commune (leitourgia) de l'Église, constitutive de son être même et de sa vocation.
Pourtant, l'Eucharistie n'est pas le seul critère de la catholicité de l'Église. L' « Ortho-doxie”, c'est-à-dire la célébration et la confession de la Vérité, la communion à la Vérité, est un élément fondamental de cette catholicité qu'est l'Église. Toute la production théologique ultérieure de Jean Zizioulas se développera à partir de ces thèmes fondamentaux (voir le recueil paru sous le titre « L'être ecclésial », Genève, Labor et Fides, 1981).
A partir de la centralité de l'Eucharistie dans l'Église, Jean Zizioulas développe sa conception du fondement christologique de l'Église. Nous trouvons là une des idées les plus fécondes et les plus originales de Zizioulas. Il s'agit de la distinction entre l'approche « historique" et l'approche "eschatologique » de la continuité de l'Église avec les Apôtres (et avec le Christ lui-même, bien sûr).
D'un côté, dit-il en substance, les Apôtres sont chargés d'une mission à remplir dans le temps et l'espace. Ils sont dispersés et envoyés à travers le monde. Ils constituent un chaînon entre le Christ et l'Église, ils sont les éléments d'un processus historique ininterrompu, ils sont chargés d'une mission dans un mouvement de continuité linéaire.
Mais d'autre part, les Apôtres ont une fonction eschatologique, ils sont compris comme un collège unique et indivisible qui se rassemble des extrémités de la terre en un lieu et temps uniques, celui de l'Église réunie en Eucharistie, manifestation et anticipation du Royaume.
Il est utile et instructif de suivre le raisonnement de Jean Zizioulas qui analyse les écrits de la période pré-nicéenne pour y déceler la coexistence de ces deux approches, historique et eschatologique. Dans les deux cas, l'Esprit Saint est à l'œuvre, « construisant » le Corps du Christ, dans son existence terrestre, dans son extension historique et dans son mystère d'unité sacramentelle et eschatologique.
Pourtant, dans l'approche historique, « le Saint-Esprit est celui qui est donné par le Christ, par les Apôtres et leurs successeurs, jusqu'à la fin des temps. L'Esprit Saint est donc l'agent du Christ et dépend de lui ». Dans l'approche eschatologique, l'Esprit est le Seigneur, il transcende l'histoire linéaire et transforme la continuité historique en une présence.
En conclusion, Jean Zizioulas insiste, dans l'ensemble de son œuvre, sur le fait que « l'événement du Christ doit être considéré comme 'constitué' pneumatologiquement. Le Christ n'est pas le Christ, s'il n'est pas une existence dans l'Esprit, c'est-à-dire une existence eschatologique ». On ne peut plus parler alors du Christ en termes d'individualité close, mais en termes de personnalité de communion, ou de personnalité « corporative » (ou collective). Jean Zizioulas affirme avec audace, renouvelant ainsi les bases mêmes de nos christologies d'école, que « le Christ sans son corps n'est pas le Christ, mais un individu de la catégorie la plus basse » (L'être ecclésial, p. 147).
Jean Zizioulas dépasse le choix entre christocentrisme et Esprit Saint en montrant le lien organique et constitutif des deux. Les implications de cet équilibre des deux « mains de Dieu » que sont le Christ et l'Esprit sont obvies pour toute la synthèse théologique orthodoxe, et en particulier pour le dépassement de l'impasse du Filioque.
Deux thèmes ressortent encore avec force de la pensée de Jean Zizioulas. C'est d'abord celui du statut théologique de la personne.
Au-delà des notions païennes de l'individu comme être social, juridique, finalement sans contenu ontologique, la pensée chrétienne a accompli une véritable révolution. La personne devient l'élément constitutif et déterminant des êtres ; cela est vrai non seulement pour l'être humain, mais aussi, et même avant tout pour Dieu dont l'être s'identifie à la personne du Père duquel proviennent le Fils et le Saint-Esprit. Manifestant l'Amour du Père, le Christ se révèle en tant que personne du Fils éternel dans l'unité de l'Esprit qui repose en lui.
Désormais, par le baptême, l'homme est greffé dans l'Église à l'hypostase du Christ et devient à son tour hypostase, dans le sens le plus unique et plénier de ce terme, en être de liberté et de communion, transcendant tant son individualité close que le processus même de la mort : « Chaque fois que l'homme goûte dans l'Eucharistie l'expérience de cette hypostase, il est confirmé dans cette certitude : finalement, la personne 'hypostasiée' par l'amour libéré de la nécessité et de l'exclusivisme biologiques, ne mourra pas. Lorsque la communion eucharistique maintient vivante la mémoire de ceux qui nous sont chers – morts ou vivants – elle n'entretient pas un souvenir psychologique. Elle procède à un acte ontologique en affirmant que finalement la personne transcendera la nature comme ce fut initialement le cas pour le Dieu créateur » (ibid., p. 55).
Une autre question qui découle de la centralité du Christ dans le mystère de l'Église et de son message, c'est l'identification que fait Jésus à lui-même de la Vérité (Jn, 14,6). Comment faut-il comprendre cette affirmation de Jésus en relation à son humanité historique et donc limitée ?
Du Quatrième Évangile jusqu'à saint Maxime le Confesseur, la notion du Logos – la Parole de Dieu – exprimera ce mystère de Vérité divine, embrassant la totalité du cosmos visible et invisible, incarnée et manifestée en Jésus de l'histoire. Dans la perspective eucharistique qui est celle de l'Église, la Vérité de Dieu est inséparable de sa Vie et les deux se communiquent conjointement à la créature. La connaissance de Dieu et la vie en lui coïncident.
Mais c'est en raison du Saint-Esprit qu'il est possible de confesser le Christ comme la Vérité. En l'Esprit Saint, la Vérité et la Communion deviennent identiques, dans un événement permanent de Pentecôte, vécue dans la communauté eschatologique qu'est l'Église.
L'Eucharistie apparait ainsi au plus haut point, comme étant le lieu de la Vérité. C'est en l'Eucharistie que la Parole de Dieu atteint l'homme et la création, non comme une interpellation du dehors, mais de l'intérieur de notre propre existence, non seulement révélée mais réalisée en notre existence comme communion dans une communauté, non pas imposée, mais jaillissant au milieu de nous.
Dans l'Église en Eucharistie, la Vérité du Christ devient liberté (Jn 8,32), car l'homme n'est libre que dans la communion : « Les chrétiens, écrit Jean Zizioulas, doivent apprendre à s'appuyer non sur des 'vérités' objectives, sur des garanties de la Vérité, mais à vivre de manière épiclétique, c'est-à-dire à s'appuyer sur l'événement de la communion dans lequel les implique la structure de l'Église. La Vérité libère en mettant les êtres en communion » (ibid., p. 110).
Source: Service orthodoxe de presse 112 (1986) 11-13.
Photo: Honoring Metropolitan John of Pergamon with an honorary doctorate at the Institut St. Serge in Paris, February 10, 2008. Father Boris Bobrinskoy sits in the middle between Metropolitan John and Archbishop Gabriel.