Prononcé à l’Institut Saint-Serge par le professeur Michel Stavrou le 10 février 2008 à l’occasion de remise du diplôme de doctorat de théologie honoris causa
Cher Monseigneur Jean,
C’est à la fois un grand honneur, une réelle joie et une tâche redoutable pour moi d’être invité à prononcer l’éloge de celui à qui le Conseil des professeurs de notre institut a décidé́ en date du 4 octobre dernier de conférer la distinction académique de Docteur Honoris causa. Je me sens en effet dans la situation étrange du disciple adoubant le maître.
Commençons par les jalons biographiques de votre itinéraire. Vous êtes né le 10 janvier 1931 à Kataphygion (littéralement le refuge), village de montagne situé à 40 kilomètres de Kozani en Macédoine grecque. Vous appartenez à ce petit pays, « promontoire rocheux dans la Méditerranée qui, comme l’a écrit le poète Georges Séféris, n’a pour lui que l’effort de son peuple, la mer et la lumière du soleil ». Songeons qu’il y a moins d’un siècle la Grèce du Nord était encore dans l’empire ottoman. Vous avez connu dans votre enfance la tragédie de la 2e Guerre mondiale et surtout l’horreur de la guerre civile qui a marqué votre région de 1945 à 1949. Comme beaucoup de jeunes Grecs de cette époque, vous avez pris le chemin de l’exil vers le vaste Occident. Après avoir étudié la théologie à l'Université de Thessalonique (1950-52), puis à celle d'Athènes (1952-54), vous êtes invité à suivre une formation à l'Institut œcuménique de Bossey (près de Genève). Le directeur de Bossey était alors Hendrik Kraemer, grand avocat de la « mobilisation spirituelle » des laïcs. Ce séjour de six mois effectué à l’âge de 24 ans sera décisif sur l'orientation œcuménique de votre vocation théologique.
Puis en 1955 c’est le départ pour l’Amérique. Grâce à une bourse du Conseil Œcuménique des Eglises, vous poursuivez vos études à Harvard. Avec une interruption de deux ans pour le service militaire, cette période américaine durera dix ans. Vous suivez les cours de patrologie de notre ancien professeur le P. Georges Florovsky (qui enseigna à Harvard de 1956 à 1964). Vous avez aussi suivi les cours de l’illustre théologien luthérien Paul Tillich (1886-1965). En 1959, vous fréquentez pour trois ans l'Institut d'Etudes byzantines de Dumbarton Oaks (Washington), en préparant votre thèse sur L'unité de l'Eglise dans l’Eucharistie et l’Evêque durant les trois premiers siècles, sous la direction de Georges Williams, professeur d'Histoire de l'Eglise à Harvard. A cette époque, vous enseignez l’Histoire de l'Eglise ancienne à l'Institut Holy Cross de Boston (1963-64) et également à l'Institut Saint-Vladimir de New-York, où vous travaillez auprès des PP. J. Meyendorff et A. Schmemann, tous deux anciens de notre Institut. C’est Jean Meyendorff qui vous introduit à l’œuvre de Nicolas Afanassieff. Vous étudiez alors l'ecclésiologie des trois premiers siècles dans ses expressions à la fois liturgiques et canoniques.
Bientôt rentré en Grèce, vous êtes nommé en 1965 assistant du Professeur Gérasime Konidaris à la chaire d'Histoire de l'Eglise de l'Université d'Athènes. En février 1966 vous soutenez brillamment la thèse rédigée à Harvard, qui connaîtra un grand succès après sa publication en grec et, traduite en français par J.-L. Palierne, sera éditée par le professeur Olivier Clément en 1994. Finalement vous quittez Athènes et repartez pour 3 ans à Genève, de 1967 à 1970, lorsque Lucas Vischer vous intègre au secrétariat de la Commission Foi et Constitution. Vous poursuivez vos interventions au C. O. E., où vous aviez été introduit par le théologien Nikos Nissiotis en 1963. C’est en dialoguant à travers le monde avec vos confrères catholiques, protestants et orthodoxes que vous approfondissez votre propre tradition et en rendez compte à travers des contributions scientifiques en ecclésiologie qui ont rencontré une audience exceptionnelle.
Mais revenons aux rives du Lac Léman en 1970. C’est à cette époque que vous rencontrez le P. Boris Bobrinskoy à Bossey et l’accompagnez à Saint-Serge ; durant l’été 1972, vous faites aussi la connaissance, à l’Académie de Crète, du P. Nicolas Lossky, alors laïc, qui vous incite, dans le sillage de l’œuvre de son père Vladimir, à approfondir la théologie de la personne.
Après le pays de Calvin, vous vous envolez vers les brumes d’Ecosse où l'Université d’Édimbourg vous invite à enseigner la patristique pour trois ans. Le climat écossais vous plaît : vous restez ensuite, de 1973 à 1987, à l'Université de Glasgow comme professeur de théologie systématique. Enfin en 1984, votre université d’origine, celle de Thessalonique, vous accueille (vous avez alors 53 ans : nul n’est prophète en son pays !) pour venir enseigner la dogmatique à la section de théologie pastorale de la Faculté de théologie. Notre professeur de droit canon à l’Institut Saint-Serge, le P. Grégoire Papathomas, a suivi vos cours durant deux années à cette époque. En 1984, vous êtes également nommé Visiting Professor à l’université prestigieuse du King's College de Londres. Vous participez durant cette période à de multiples rencontres universitaires ou œcuméniques, dispensant comme professeur invité plusieurs cours, notamment à l'Université Grégorienne de Rome (1984), puis à l'Université de Genève (en 1985). C’est d’ailleurs à cette occasion que j’ai fait votre connaissance à Chambésy, après avoir traduit pour la revue Contacts plusieurs de vos textes parus dans la nouvelle revue hellénique Synaxi (1982).
Parallèlement à votre enseignement, votre engagement œcuménique n’a cessé de s’affirmer durant plus de 40 ans. Nommé dès 1975 délégué du Patriarcat Œcuménique au Comité central du C. O. E. et à Foi et Constitution, vous avez participé à de nombreuses assemblées plénières et congrès de théologie. Sans oublier les dialogues bilatéraux : dès sa création en 1979, vous êtes membre de la commission de dialogue international catholique- orthodoxe, dont vous assurez la coprésidence orthodoxe depuis 2006. Vous avez aussi présidé naguère la commission de dialogue entre Eglises orthodoxe et anglicane.
Votre œuvre de théologien a été couronnée en 1986 par votre élection à l’épiscopat au sein du patriarcat œœcuménique comme métropolite titulaire du siège de Pergame. Votre vie fut dès lors longtemps partagée entre Londres, Thessalonique, Athènes et Constantinople.
Vous avez reçu les doctorats honoris causa de la Faculté de théologie de l'Institut Catholique de Paris (1990) et de l'Université de Belgrade (1991). En 1993 vous avez été élu membre de l’Académie d’Athènes, dont vous avez été président en 2002.
Mais, laissons là cette évocation des étapes d’une carrière prestigieuse, et abordons vos travaux. En examinant votre production théologique, on constate la grande diversité des thèmes de vos études et le caractère international de leur publication (sans compter les multiples traductions). Il est frappant qu’en dehors de votre thèse de doctorat et de quelques écrits de collaboration à des revues ou encyclopédies, la majorité de vos textes ont été commandés par le travail du dialogue œcuménique. A part votre thèse, vos livres sont des regroupements d’études parfois retouchées après coup. Vous n’êtes pas un graphomane et vous avez souvent, au contraire, été réticent voire hostile à la publication de vos propres travaux, tourmenté par quelque tentation perfectionniste.
Au plan quantitatif, votre œuvre est donc sobre, comprenant une centaine d’articles de portée scientifique et cinq livres. Votre ouvrage majeur, L’être ecclésial, paru d’abord à Genève en 1981 puis en anglais en 1985 sous le titre Being as Communion avec une préface de Jean Meyendorff (réédité en 2004), s’est imposé progressivement et sans bruit dans l’univers de la théologie anglophone. Au King’s College de Londres, il figure désormais au programme du cours de théologie trinitaire à côté des œuvres de Barth et de Rahner. La création comme eucharistie, paru à Athènes en 1992, propose une réflexion théologique sur la crise écologique planétaire. Orthodoxie et monde contemporain, paru en grec à Nicosie en 2006, s’intéresse aux fondements de quelques questions éthiques de la postmodernité. Votre dernier livre Communion and Otherness, paru à Londres en 2006, reprend surtout des textes d’anthropologie et offre deux chapitres inédits sur le mystère du Père et la notion de mysticisme eucharistique et ecclésial. L’introduction reprend votre intervention au 8e Congrès orthodoxe d’Europe occidentale à Blankenberge en 1993.
Il faut noter que votre style littéraire est simple et dépouillé, cultivant presque une esthétique de la pauvreté. Quant à votre réflexion, tout en s'alimentant chez les Pères et dans la tradition canonique et liturgique, elle est en prise étroite avec la philosophie et la culture contemporaines, et se déploie en dialogue constant avec des théologiens de différents horizons, cherchant, sans crispation confessionnelle, à mettre en lumière la tradition indivise de l'Eglise ancienne.
Comme en retour, vos travaux ont fait l’objet d’une quarantaine d’articles de théologiens de toutes confessions et également d’une douzaine d’ouvrages (excusez du peu) dont le dernier paru, The Theology of John Zizioulas, édité par l’anglais Douglas Knight en 2007, regroupe en 200 pages les évaluations de 12 théologiens anglicans, réformés, catholiques et orthodoxes.
Toute votre œuvre repose sur la conviction que la théologie ne fait pas référence à des idées mais au mystère du salut qu'est l'Eglise. Dans un article programmatique paru en 1967 dans la revue Contacts et intitulé Vision eucharistique du monde et l'Homme contemporain, vous avez écrit : « La théologie orthodoxe [...] est fondamentalement une doxologie, une liturgie [...] c'est une théologie eucharistique. » Votre approche est résolument ecclésiale et néopatristique, dans la lignée du P. Florovsky, et du renouveau théologique des auteurs de la diaspora orthodoxe. Pour vous, les dogmes, en profondeur, sont vie et ils doivent avoir, comme vous l’avez écrit, « des influences immédiates et décisives sur notre existence ». Toute doctrine doit donc être éprouvée dans le creuset de la Tradition ecclésiale.
L’une des questions centrales de vos travaux est la recherche d’une articulation organique entre les facettes fondamentales du mystère du salut. Je vous cite : « La christologie ne peut être traitée comme une réalité autonome : il faut qu’elle soit sans cesse conditionnée par la pneumatologie et reliée de façon organique à l’ecclésiologie. Cela fait entrer la théologie trinitaire elle-même dans l’ecclésiologie. » Vaste programme que vous avez mis en œuvre durant plus de 40 ans ! L’ampleur de votre périmètre de réflexion désire rompre avec un morcellement ruineux de la théologie.
Un illustre dominicain, le P. Congar, présentait, il y a déjà 25 ans, votre pensée comme « l'une des plus profondes et des plus originales de notre époque » pour décrire « cette réalité vivante qu'est l'Eglise. » Pour autant vous n’êtes pas un simple ecclésiologue, car, loin d’être une section autonome de la doctrine chrétienne, l’ecclésiologie est pour vous le cœur même de la totalité de la dogmatique.
En effet, c’est l’Eglise qui ouvre au mystère de la vie en Christ par lequel, dans l’Esprit, nous avons accès au Père. L’événement de communion de l’Eucharistie, auquel vous assignez une place centrale, à la suite du P. Nicolas Afanassieff, révèle l'être véritable, eschatologique, de l'Eglise. La synaxe eucharistique offre en effet l’icône de la Liturgie céleste telle que la décrit l’Apocalypse : la foule des sauvés est tournée vers l’autel de l’Agneau immolé qui est placé en face du trône de Dieu, celui-ci étant entouré des vingt-quatre anciens. L’évêque entouré de son collège de presbytres qui préside l’Eucharistie est donc l’image de Dieu (ou du Christ) entouré de ses saints.
En recourant à la notion biblique de personnalité corporative dans le cadre d’une christologie extensive, vous apportez un éclairage nouveau en proposant une synthèse entre christologie et pneumatologie, qui articule la double dimension historique et eschatologique de l’Eglise, son caractère local et catholique, son aspect institutionnel et charismatique, qui implique également une anthropologie.
D’où votre contribution sans doute la plus féconde, à savoir la théologie de la personne que vous avez approfondie à partir de votre étude « Human Capacity and Human Incapacity » (1975). Vous avez mis en évidence chez les Pères grecs – et surtout chez les Cappadociens – une véritable ontologie de communion en vertu de laquelle la personne n’existe pas en dehors de sa relation aux autres. La cause ultime de l'être n'est pas l'essence mais une personne incréée, le Père. L'amour, qui s'identifie à la liberté de l'être, est donc, pour vous, « la catégorie ontologique par excellence. » L’existence présuppose toujours la relation entre les personnes, et la personne s’édifie dans la liberté et dans l’amour.
Puisque la communion signifie unité et altérité à l’image du modèle trinitaire, la personnéité humaine (néologisme pour rendre en français la condition personnelle – personhood) se fonde pour vous sur la communion personnelle du Père, du Fils et du Saint- Esprit. Or, le principe d'unité en Dieu, vous le rappelez, n'est ni la nature ni la communion trinitaire en soi mais le Père, source de toute relation : « Le Père par amour – c'est-à-dire librement – engendre le Fils et fait procéder l'Esprit. » Il récapitule en lui-même la Sainte Trinité. Le Père – par amour – nous est donné comme notre Père par son Fils unique, personne parfaite, qui s'est fait homme pour que l'homme soit déifié et devienne pleinement personnel. Pour l'homme, la personnéité s’instaure donc dans l'union hypostatique en Christ et se réalise, dans la vie sacramentelle de l’Eglise, à travers l'adoption filiale, c'est-à-dire l'appropriation, par la grâce de l'Esprit, de la relation éternelle qui existe entre le Père et le Fils. Puisqu'elle est ainsi fondamentalement eschatologique, la personnéité humaine ne peut totalement s'accomplir que dans le Royaume à venir, où notre vie personnelle s’identifiera, sans l’épuiser, avec la vie de communion des personnes divines.
La personnéité apparaît donc, dans vos écrits, non seulement comme une vérité anthropologique et ecclésiale mais comme la vérité ultime de l'homme, révélée en Christ par la théo-logie. Vous résumez cela de façon lapidaire : « Si Dieu n'existe pas, il n'y a pas de personne. » Sans le Mystère du Christ la personne ne pourrait être réalité, et l’homme ne pourrait échapper à sa condition tragique de créature déchue. Telle que vous l’avez mise en évidence dans votre admirable synthèse, la vérité de la personne repose donc sur la théologie trinitaire, mais se trouve, en même temps, organiquement liée à une christologie inclusive, inséparable de la pneumatologie et de l'ecclésiologie. La beauté de la vision d’ensemble que vous nous offrez évoque ce mot du poète anglais Samuel Coleridge : « Le Beau est ce en quoi le multiple, encore perçu comme tel, devient Un ».
Pour conclure ce trop bref aperçu des richesses de votre réflexion, soulignons combien celle-ci donne à penser et à rendre grâce, et continuera de porter du fruit non seulement dans la poursuite du renouveau de la théologie orthodoxe mais aussi dans le partage œcuménique, dialogue et recherche se fécondant mutuellement. Au-delà de l'excellence de votre œuvre théologique, nous vous sommes reconnaissants également d'être, toute votre vie, demeuré, physiquement et intellectuellement, proche de notre Orthodoxie occidentale, et en particulier de cet institut Saint-Serge à travers nos anciens étudiants ou professeurs que vous avez si souvent côtoyés.
Dès lors, cher Monseigneur, le titre de Docteur honoris causa qui vous est destiné́ était pour nous presque une dette à votre égard ; c’est une fierté́ et une joie pour notre Institut que de vous le remettre aujourd’hui.
Εἰς πολλὰ ἔτη, Σεβασμιώτατε!